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[Histoire à suivre]

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Chapitre 5

--> Promenades sans chaussures.

 

Chapitre 5.

[Promenades sans chaussures]

 

 

-Deschamps, Nomad.

-Noté. Vous ne ressortez plus du dortoir maintenant que vous êtes rentrées, hein ?

-Non.

Mathilde et moi dépassons la porte de la pionne avec un air poli plutôt forcé.

-Elle est drôlement aimable, la pionne.

-Il faudra t’y faire, Mathilde. Et c’est pas la pire.

J’ouvre la porte de mon box. Scarlett est penchée sur son miroir et semble s’observer particulièrement méticuleusement. Je découvre accessoirement que même le dos de quelqu’un de vide peut exprimer sa transparence avec une violence inouïe.

-J’ai pas envie de rentrer dans ma chambre, je murmure à Mathilde en m’éloignant.

-Moi non plus.

Nous poursuivons donc notre parcours têtes baissées le long du couloir, comme pour ne plus voir, comme pour fuir. Mais lorsque même l’air a la lourdeur des vies en supsens, vous ne pouvez pas vraiment lutter…

Nos pas fatigués nous mènent jusqu’à la salle de bain. Des rangées de miroir et de lavabos, tous parfaitement alignés et droits, comme nous devrions l’être nous aussi. Une fille m’a dit un jour que la salle de bain était le lieu intime de l’enfance, et que c’était pour cette raison que nous aimions nous y retrouver. Peut-être. Peut-être pas.

Le lieu de mon enfance à moi, c’est celui de l’albatros, quand j’étais debout sur ces falaises immenses, dressées entre ciel et terre. Le lieu de mon enfance à moi, c’est un grand endroit dépourvu d’humanisation, mais plein d’humanité. Le lieu de mon enfance à moi, c’est dehors qu’il est.

Je m’assois sur le carrelage froid, la tête et le dos appuyés contre le mur. Elle se laisse glisser à côté de moi, avec ce je ne sais quoi félin qui ne quitte jamais le moindre de ses mouvements…

Murmure, très bas :

-Tu sais, ça me manque un peu, dehors. Je crois que je commence à réaliser que je ne sortirai plus d’ici.

-Dis pas ça…

Un vestige de mon éducation. Les phrases qui soulagent, qui apaisent. Le réflexe de l’amie qui comprend mais qui garde espoir. Ridicule.

Elle a un petit rire amer et rétorque :

-« Dis pas ça » ? Tu m’ordonnes ce genre de choses, toi, qui passe ton temps à m’assurer qu’on restera ici toute notre vie… ?

-Que je resterai ici, pas toi. Tu as une grande sœur qui t’attend quelque part dehors. Et un jour elle aura assez d’argent pour s’occuper de toi, alors elle viendra te chercher, et vous habiterez ensemble dans une maison où il y aura des fenêtres.

-Ma grande sœur elle ne viendra jamais me chercher… Elle habitera une grande maison avec beaucoup de fenêtres, ça oui. Une grande maison avec beaucoup de fenêtres, un mari et des enfants qui rient. Des enfants qui vont jouer dans son jardin. Pas avec moi. Ma grande sœur, des fois elle pensera avec nostalgie à sa Mathilde qu’elle n’aura jamais revue…

-Pourquoi ?

-Parce qu’elle ne sait pas où je suis.

Long silence. Il semble faire de plus en plus froid.

-Et…elle s’appelle comment ?

-Clélie.

-C’est beau…

-Tu n’étais pas obligée de trouver quelque chose à dire, tu sais, Luce…

Nouveau silence. Je gratte la peinture du mur, du bout de l’ongle.

-Luce ?

-… ?

-Je t’ai vexée ?

-Non.

-Tu crois qu’il pleut dehors ?

Je ne réponds pas tout de suite. Des mots qui restent coincés au fond de la gorge… Des hésitations. La peur de paraître ridicule, et cet aveu un peu grotesque, très bas :

-Je ne sais plus comment c’est, la pluie.

Mathilde soupire. De ce soupir des gens qui savent qu’ils auraient du se douter de quelque chose, mais qui ont refusé de se l’avouer jusqu’au dernier moment.

-Avant la… enfin, tu sais, la… la Catastrophe, c’était juste de l’eau qui tombait du ciel, c’était joli, ça rafraîchissait, ça faisait du bien dans les cheveux, et avec Clélie, on se tenait debout, la tête en l’air et la bouche ouverte pour boire cette eau-là…

-Moi j’ai jamais aimé la pluie, je me souviens un peu de ça. C’était juste de la flotte qui me tombait dessus et trempait tous mes vêtements.

Sauf le jour de l’albatros, mais ça je ne lui dis pas.

-Tu n’avais pas de Clélie, toi.

J’accuse la remarque d’un mouvement de tête. Je l’encourage à poursuivre :

-Et après ? Je veux dire, après la Catastrophe…

-La pluie est devenue dangereuse. Elle faisait des trous dans les fleurs. Un peu dans tout, en fait. Inutile d’imaginer ce que ça aurait donné si j’avais continué à la boire…

-Peut-être que…

-Peut-être que quoi ?

-Peut-être qu’il y a des coeurs dans lesquels ne pulse pas le sang, mais cette pluie-là qui brûle tout ce qu’elle touche… Ca serait infiniment plus simple que toutes les explications scientifiques, non ? Et ça serait tellement plus poétique, plutôt que de dire qu’ils sont juste devenus adultes et blasés…

 

La pionne a fini par nous tomber dessus, et par nous considérer d’un œil inquiet. Deux filles qui parlent d’un air lugubre, assises par terre sur le carrelage froid d’une salle de bain au design industriel… Je me suis demandé un instant si elle allait oser nous questionner sur le mode de suicide que nous étions en train de mettre au point. Dommage, elle n’a rien osé dire, j’aurais pu lui répondre quelque chose qui lui aurait fait peur, et qui m’aurait fait rire. D’une pierre deux coups, mais non. Elle nous assène l’ordre de sortir de là, comme on donne un coup de matraque.

-Il n’y a rien à faire ici, je réponds d’un ton égal.

-Vous n’aviez qu’à pas remonter.

-Ils n’avaient qu’à pas  arrêter les cours.

Elle me toise d’un air profondément méchant et je me rends compte qu’une fois de plus, je ne suis pas restée à ma place.

-Ne te prends pas pour plus que tu n’es, Nomad, Monsieur le Proviseur a ses raisons.

-On perd notre temps, ajoute Mathilde d’un ton très poli, nous sommes ici pour notre éducation, non ?

Elle semble soudain se désintéresser de moi, et se tourne vers mon amie.

-Pardon ?

-Je veux dire… Nous pourrions au moins avoir accès à la bibliothèque… L’arrêt des cours pourrait être une occasion pour travailler.

La pionne paraît plutôt méfiante. Des élèves qui demandent à travailler… Mais après tout, Mathilde est nouvelle, peut-être encore pleine d’illusion et de bonne volonté. C’est crédible.

Un sourire se dessine sur son visage, jusqu’au moment où elle pense à moi.

J’ai l’impression de voir les rouages de son cerveau fonctionner à travers ses yeux.

-Nomad, tu vas travailler toi aussi ?

-C’est interdit peut être ?

-C’est bien la première fois ici qu’on te verra avoir envie de travailler.

-C’est bien la première fois ici qu’on se souciera de ce dont j’ai envie.

Mathilde m’envoie un fabuleux coup de coude dans les côtes. Je ne tressaille pas, mais sens mon visage s’empourprer de douleur. C’est qu’à force de tousser les nuits d’hiver, ici, on se fragilise…

-Vous n’avez rien à perdre, en nous laissant y aller, murmure ma tortionnaire à côté de moi, après tout, la bibliothèque est surveillée…

-C’est que…

-A quelle heure voulez-vous que nous rentrions ?

 

Au bout du couloir N47, il y a une porte à double battants, en fer. Dessus, une pancarte moche, qui dit de faire silence, comme dans les hôpitaux. On la pousse, et les poils de balai collés en dessous raclent le sol avec un bruit étouffé. On entre, on note son nom sur une feuille accrochée au mur…

-Jeunes filles, vous n’êtes pas censées être en cours ?

… On se fait réprimander dès cet instant par une vieille femme à l’air coriace…

-Non, les cours ont été suspendus, nous avons décidé de venir travailler ici en attendant le repas, avec autorisation de la surveillante.

…On se justifie comme on peut…

-Hm.

…Et elle ne paraît jamais dupe.

-Peut-être qu’elle n’a pas plus apprécié que nous la soupe aux lentilles, suppose Mathilde en la regardant s’éloigner.

-On n’a pas de la soupe aux lentilles tous les jours depuis qu’elle est ici, en même temps.

-Peut-être que pour la digérer, elle met exactement le temps pendant lequel on n’a pas de soupe aux lentilles. Ce qui fait qu’à la fin de chaque digestion de soupe de lentilles, il y a une nouvelle soupe aux lentilles.

-Ca doit être ça. Mathilde, tu es un génie.

-Je sais. On fait quoi ?

-Hum. Une bibliothèque, en fait, tu sais, c’est une grande pièce avec beaucoup de livres partout. Donc…

-Poésie ?

-Par là-bas.

Une grande pancarte défraîchie porte la marque « ARTS. Poésie, Théâtre, Arts Graphiques, Musique. » Derrière elle, des rangées et des rangées d’étagères poussiéreuses. Très poussiéreuses. Pas de cette poussière noble qui incite à parler bas, et habille de velours les vieux monuments, mais de cette poussière ignoble et sale, qui fait éternuer et rend les doigts noirs dès qu’on l’effleure.

Des ouvrages de poésie précieuse ou de fables s’entassent tous, rangés comme des briques. Ici aussi, on essaye de créer des murs, au lieu de créer des portes.

-C’est pas ici qu’on trouvera du Baudelaire, souffle Mathilde.

-Penses-tu… Les poètes maudits, c’est mauvais et pour la morale, et pour l’éducation, et pour le bourrage de crâne.

-Console toi, y’en a qui disent que La Fontaine est un auteur engagé.

Je hausse un sourcil expressif, qui la fait pouffer. Nous continuons notre exploration du côté « Arts graphiques ». Malheureusement, j’ai déjà écumé tous les rayons, depuis bien longtemps.

J’ai même dérobé le livre de Doisneau, parce qu’il y avait des traces de sang dessus. On ne se suicide pas sur Doisneau. Je l’ai caché sous mon matelas, dans ma chambre. Sur Doisneau, on rêve et on s’apaise… Du moins autant qu’il est possible de le faire.

Sur Doisneau, on revoit le monde en noir et blanc des années très lointaines où mêmes nos parents n’étaient pas nés. Sur Doisneau, on revoit longtemps avant la grande Catastrophe, quand on ne la flairait pas encore. Bien avant, même.

Sur Doisneau, on revoit les gens qui se sont aimés, qui sont morts (qui en sont morts ?) mais qui continuent de vivre sur le petit bout d’éternité qu’il leur a offert. On voit ceux qui se sont séparés après, qui en ont pleuré, qui se sont retrouvés, parfois… Ou non.

Sur Doisneau, on revoit les adolescents qui ont le temps, qui ont la Terre, et qui en feront ce qu’ils voudront en faire. Les adolescents qui doivent dormir au cimetière, mais qui ont eu droit à la plus belle des mémoires…

Sur Doisneau, on vit et on espère. Sur Doisneau, on en vient même à se figurer des promenades sans chaussures, sur le sable ou sur la Terre, même…

Je prends un ouvrage quelconque, plus pour le geste qu’autre chose, puis le repose presque aussitôt. A côté de moi, Mathilde s’assoit par terre pour mieux voir les rangées du bas. Je ne peux retenir un sourire. Mais elle ne sourit pas, elle est très sérieuse, le front plissé par la concentration. Elle finit par rejeter sa tête en arrière, pour planter son regard dans le mien.

Elle soupire tristement, repoussant de la main le tas d’ouvrages qu’elle a accumulé à côté d’elle.

-Tu sais quoi Luce ?

La déception fait scintiller ses yeux et y dessine les lumières qu’on voit sur la Seine la nuit, dans les photos de Doisneau. Elle pose son menton entre ses poings et me murmure très bas, comme si elle dénonçait une faute dramatique dont elle ne veut pas se convaincre :

-Ils ont même pas Doisneau…

Ecrit par Encagee, le Jeudi 16 Septembre 2004, 17:41 dans la rubrique "Derrière les barreaux".

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Commentaires

...

Mae

25-09-04 à 16:45

'Beau.


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