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[Histoire à suivre]

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Chapitre 4

--> Au bout de la lame

 

 

Chapitre 4.

[Au bout de la lame]

 

 

            -Luce ! Debout ! Le réveil en sursaut, comme toujours, le nœud dans le ventre et la désagréable impression de mener une vie en forme de cercle. Le visage tendu de Scarlett. Envie de cracher dessus. Voir une boule de salive s’écraser sur ses joues trop bien maquillées. Sale mais jouissif. Comment elle réagirait ? Je rabats mon drap et me lève doucement, en tâchant de faire le moindre bruit possible. Sans un mot, je me dirige vers les greniers… Comme d’habitude. -Luce ? -Hm ? -Tu crois vraiment qu’on va trouver quelque chose là-bas ? -Comment je suis censée le savoir ? -Je veux dire… A ton avis ? Je ne réponds pas. Quelle réponse me serait-il possible de donner, de toute façon ? Je passe sans un mot devant les autres filles et quelques minutes plus tard, nous nous retrouvons dans le grenier. L’air est chargé de poussière et je retiens difficilement un éternuement. Camille soupire et lâche d’un air désinvolte : -C’est totalement ridicule, on n’a plus rien à foutre ici. Y’a que dalle. Ca fait combien de temps qu’on cherche, hein ? -Si t’as rien à dire de plus intelligent, à la limite tu la fermes et c’est plus simple, je murmure avec mauvaise humeur. -Pourquoi on retourne pas dans nos chambres ? -Mais libre à toi. -Maintenant que je suis là, je reste ! -Hum. T’as pas tes clés ? Elle sort d’un geste triomphal le trousseau trouvé la veille, et siffle : -Si tu veux me les piquer, tu peux toujours crever ! Je hausse les épaules et entreprends de sonder les murs, sous les regards légèrement abrutis de mes camarades. -Qu’est-ce que tu fous ? -Je cherche une porte. -Ah. Nouveau silence. -Et euh… -Hm ? -Pourquoi tu cherches une porte ? -… Les murs sont désespérément solides, ils en sembleraient même plus épais que ceux de nos chambres. Peut-être même qu’on aurait plus chaud en dormant ici plutôt que dans les dortoirs… Mais le tout sonne désespérément le plein, le rempli, le béton première qualité. Mon poing rougit au fur et à mesure au contact du mur froid et dur. Je sens le regard des filles dans mon dos, comme un picotement à la base de la nuque et l’agacement se fraye peu à peu un passage en moi. -Luce, tu crois que… -Silence ! Je frappe à nouveau la même parcelle de mur. Pas de doute. Il y a quelque chose derrière. -Eh, mais Luce… -Passe moi un truc avec lequel on peut frapper. -Non, mais je veux dire… -Dépêche toi, on n’a pas tout notre temps ! -On va réveiller les autres et ça va faire venir la pionne ! Je m’immobilise, frappée de plein fouet par la remarque de Scarlett. -T’es insupportable, Luce, avec tes vieilles manies que personne ne comprend ! Qu’est-ce que tu cherches à faire ? C’est quoi ton but exactement ? Tu veux qu’on se fasse toutes prendre ? Je me retourne, le visage enflammé de colère. Mes poings froids se serrent et, sans le vouloir, je me sens trembler de tout mon corps. -Ce que j’essaie de faire ? Ce que j’essaie de faire ? J’essaie de nous faire passer l’hiver, espèce d’abrutie ! J’essaie de trouver d’autres recoins qu’on n’aurait pas encore explorés, j’essaie de t’aider à pas finir comme ta sœur ! Parce que moi, à la limite, je m’en fous de crever, tu sais, si jamais j’ai l’assurance que je ne sortirai jamais d’ici ! Il y a des larmes de gamine puérile qui montent à ses yeux, et sa bouche tremble alors qu’elle me murmure : -T’es… T’es méchante. Voilà. La Grande nouvelle ! Je suis méchante. Elle n’a rien dû trouver de mieux approprié, de plus fort, de plus cruel. Donc elle a lâché le mot qu’elle a trouvé. Je suis méchante. Attention, écoutez tous ! Je. Suis. Méchante. Méchante. Mais qu’est-ce que j’en ai à faire exactement ? C’est certainement ça le pire, en vérité. Je suis méchante, j’en ai conscience et je n’éprouve aucune culpabilité. D’autres à ma place auraient senti une vague de frissons les envahir, et son ressac aurait fait des ravages dans tout leur corps, dans toute leur tête. Mais moi… Moi… Rien. -T’es vraiment méchante ! répète-t-elle avec un peu plus d’assurance. -Oui. Je hoche la tête machinalement, avant de retourner à mon examen du mur. De près, à la lueur de la lampe de poche, on peut deviner quelques failles squelettiques dans la structure. Je sens un objet froid glisser dans ma main. Je serre le poing, et me retourne. Tiphaine Moreau se trouve devant moi, un léger sourire sur son visage encore pâle. Sa chemise de nuit enfle au niveau d’une cuisse, à cause de son bandage. Elle boitille un peu vers moi, pose sa main sur mon épaule et me murmure : -Je savais que t’étais là… Et que tu trouverais le mur, surtout. Je suis désolée, j’ai rien de mieux pour le creuser, j’ai déjà volé ça à la cantine… Je déplie mon poing et découvre un couteau à bout rond serré dans ma paume. Je ricane sans le vouloir. -Qu’est-ce que tu veux que je fasse de ça ? -Le béton s’attaque beaucoup plus facilement que tu le penses, surtout si tu aiguises le couteau. -Comment t’as su ? Elle me sourit, et des étincelles se dessinent dans ses grands yeux verts. On dirait des morceaux de lune. Peut-être qu’elle sait comment on part d’ici, elle… Mais pour toute réponse, elle demande d’un ton poli, en détachant les mots : -Dis, quand est-ce que tu m’emmènes ?

Réveil à nouveau, les paupières alourdies de sommeil, et les pupilles embrumées, rendant les contours de la chambre incroyablement flous. Et le doute qui s’installe : Est-ce que j’ai rêvé ? Je me tourne avec des gestes encore endormis vers Scarlett. Debout devant son bureau, elle s’applique une dose généreuse de fond de teint sur le visage. C’est drôle, un visage bicolore brun et blanc… Elle hausse un sourcil et interroge brutalement : -Quoi ? -Non, rien. -Tu veux du fond de teint, c’est ça ? -Non. -Du fard à paupière ? -Non. -Du crayon noir ? -Non. -Du rouge à lèvres ? -Non ! -Mascara alors ? -Laisse tomber, je te dis. Silence pesant. Elle repose son miroir d’un geste brutal et lâche d’un air désinvolte : -Tu sais, il existe des gens pour soigner les filles comme toi. Ils ont des grands bureaux avec des sofas dedans. Tu t’allonges sur le truc, et puis tu dis tout ce qui te passe par la tête. Elle s’interrompt, me jauge du regard, afin d’évaluer l’effet de sa remarque. Elle attend. Soupire. -Planque ton couteau, il est tombé par terre pendant la nuit, ils risquent de te le confisquer.

Il faudrait déjà d’abord sortir d’ici. La conclusion de toutes mes réflexions est là. Il faudrait sortir d’ici. Je ne contrôle même plus mes soupirs. Aujourd’hui, journée absolument excellente puisque commencée sous les meilleures auspices : cours de mathématiques. Des chiffres ânonnés dans une classe qui pue la craie, des fractions et des racines carrées à plus savoir quoi en faire… Les visages concentrés sur leurs copies… -Nomad ! Vous voulez que je vous aide ? Non, ça va, merci. Je me débrouille très bien toute seule. -Dois-je vous rappeler le résultat de votre dernier devoir ? -… -Nomad ? -Non, ça va, merci. -Pardon ? Je crois que je n’ai pas bien entendu ? -Ca va, merci ! Le regard satisfait de la prof. Vecteur, elle s’appelle. Née pour mettre sa gloire et son talent au service du monde merveilleux de la géométrie et de l’algèbre ! Quelle chance… Je jette un regard discret sur la copie de Mathilde qui a déjà tout fini. Elle s’en aperçoit, et d’un petit mouvement du coude, pousse la feuille vers moi, comme si de rien n’était. Je passe le reste de l’heure à recopier les signes qu’elle a tracé de son écriture ronde, sans pour autant les comprendre. Sur l’odieuse feuille bleu ciel de son brouillon, des lignes et des lignes de racines carrées… Au bout de branche de la dernière, un pendu d’encre se balance doucement. Je fais mine de ne pas y faire attention, et dépose un point du bout de mon stylo, sur la dernière ligne de mon devoir. La sonnerie retentit au même mouvement, et aussitôt, en bons pantins, tous les élèves se lèvent et rangent leurs affaires avec des gestes d’une raideur robotique. -Alors pour demain, je vous demande juste de faire les exercices… Mais les robots sont rebelles, et ils se hâtent de sortir en prétendant n’avoir rien entendu du discours de « la vieille Vecteur » comme ils l’appellent. Ils se dirigent, en file indienne parfaite afin de ne pas gêner la circulation dans les couloirs, vers la salle d’anglais. -Ca c’est de la révolte, me souffle Mathilde ironiquement. Rang irréprochable dans la salle. Une rangée de dominos à balayer. Une armée romaine en uniforme du pensionnat. Nouvelle sonnerie, porte ouverte, chacun à sa place. -Good morning children ! -Good morning ma’am ! -Now you can sit down. Les chaises qui raclent le sol, même si les profs râlent toujours parce que ça abîme le lino et que le pensionnat ne va pas s’amuser à tout refaire chaque année ! D’ailleurs celle-ci s’apprête à nous le faire remarquer, mais on frappe à la porte. -Please come in ! Le visage sérieux et figé du proviseur apparaît. Et tout le monde se lève. Sans raclement de chaises, cette fois… Il s’éclaircit la gorge, afin de faire le silence dans la pièce. Mais ce n’est pas la peine, plus personne ne souffle mot, c’est à peine si l’on ose respirer. La présence du proviseur dans la classe est, ici, synonyme de nouvelles graves. A un point tel qu’on l’appelle Monsieur. Monsieur porte toujours le même costume gris et la barbe tellement bien rasée qu’il y pousse de petits pansements beiges. Monsieur vit seul dans le Pensionnat. Monsieur aime quand les surveillantes lui font les yeux doux. Monsieur se fait apporter son café et son courrier par les élèves punis. Monsieur est à la tête d’un établissement immense. Monsieur est puissant. On se lève lorsque Monsieur entre. On ne regarde pas Monsieur dans les yeux. Monsieur ne sucre jamais son café. Monsieur ne reçoit jamais dans son bureau. Monsieur est Dieu. -Comme vous le savez certainement, des événements graves se sont déroulés hier. Pas de bonjour, pas de « excusez moi, je peux prendre cinq minutes sur votre cours ? » -Comme vous le savez, les actes de violence sont tout simplement intolérables. Ca hoche la tête dans la masse des chères têtes blondes. Ca sait, ça sait. -Mais les blessures qui ont été infligées à l’élève dont il est question n’ont pas été le résultat de simples coups. Les coupables n’ont toujours pas été dénoncés, pas plus que leurs armes n’ont été découvertes. Pour cette raison, les cours sont suspendus jusqu’à nouvel ordre. A l’instar de la sonnerie du cours de maths, les mots de Monsieur laissent la classe particulièrement silencieuse. Monsieur montre un petit signe d’agacement. Forcément. Monsieur n’a plus le contrôle total. Il se dirige vers la porte, mais la prof le suit : -Monsieur… Il se retourne et rétorque du ton de l’homme blessé dans son orgueil : -Allez ! Allez vous-en ! Bande de sots ! Allez vous-en, puisque je vous ai dit de partir ! Et si quelqu’un sait quelque chose, n’importe quoi, qu’il vienne m’en parler dans mon bureau. Maintenant, partez. La prof d’anglais sanglote. Si je n’avais pas l’habitude de voir des gens souffrir ici, je crois que j’en serais même émue. -Mais Monsieur… -Mais vous aussi, allez vous-en ! Qu’est-ce que vous faites encore là ? Partez ! Et il claque la porte, sans autre forme de procès. J’ose une œillade discrète en direction de Mathilde. Elle hausse les épaules. Je lance mon sac sur mon dos, et nous nous dirigeons vers la sortie. La voix gracile de « Ma’am » nous interrompt. -Now, children, open your books at page sixty… Mathilde fait quelques pas en arrière, et murmure d’une voix douce : -Mais… Madame… Tout le monde est déjà parti, vous savez. Elle titube un peu, marmonne des mots inaudibles et secoue la tête. J’attrape Mathilde par le bras. -Allez, viens… On rentre à l’internat.

Aussi loin que remontent mes souvenirs ici, il me semble avoir toujours détesté le chemin des salles de classe à ma chambre. D’abord de très longs couloirs droits gris, noirs ou blancs selon les bâtiments. Ensuite, un immense escalier à descendre, avec des marches très larges et des rampes en acier, presque coupantes à force d’avoir été aiguisées par les plus désespérés. Ensuite, de nouveaux couloirs, mais qui tournent à angle droit très souvent, cette fois ci. Et puis on débouche dans le patio. Ils l’appellent le patio parce que c’est censé ressembler à une cour. En vérité, le patio est simplement un immense trou dans le bloc du pensionnat, avec un plafond très haut sur lequel on a tendu un drap bleu. Il n’y a pas de chauffages, et le sol est recouvert de dalles de pierre. Quelques plantes en plastique prennent la poussière dans un coin, dans des pots en plastique eux aussi. Du faux lierre grimpe sur les murs… Et maintenant il y a un peu de sang sur les feuilles de ce lierre-là. Il y en a aussi des lambeaux arrachés qui reposent par terre, comme morts encore une fois. -C’est moche ici, fait habilement remarquer Mathilde. -Oui. Au bout du patio, une grande porte brune, à doubles battants. On l’ouvre, et on se retrouve dans un monde de rose clair. L’internat. A nouveau des couloirs, avec la peinture qui s’écaille, et des fenêtres crasseuses qui donnent non pas sur l’extérieur, mais sur des salles d’étude. Des escaliers en colimaçon à monter, avec des numéros dessus. D613, numéro de notre dortoir. Longue ascension durant laquelle on ne parle plus… Bien trop fatiguant. Notre seule conversation est l’échange de nos respirations haletantes… Jusqu’à notre arrivée en haut. Là, un corridor très long, très étroit, gris, et où pullulent les portes. Les murs ne sont pas complets, le haut et le bas de chaque box sont évidés. Nos chambres ressemblent aux cabines d’essayage des grands magasins où maman allait m’acheter des robes… (Sauf qu’il y avait maman.) On s’y perdrait facilement, à vrai dire, sans le foisonnement de numéros et de lettres de repérage un peu partout. Une existence de chiffres et de lettres.

Et moi je me demande toujours quel numéro ils m’ont donné.

Ecrit par Encagee, le Mardi 1 Juin 2004, 17:12 dans la rubrique "Derrière les barreaux".

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Commentaires

thislar

08-06-04 à 18:27

Je comptais juste lire le prologue pour me donner une idée de l'histoire,
Mais en fin de compte je me suis usé les yeux sur mon vieil écran pour venir a bout de quatre chapitres passionnant, écrit avec un style singulier que j'adore !!
Et maintenant, j'ai une seule question, à quand la suite??


Re:

Ermith

08-06-04 à 18:39

(Oops, pas sur la bonne session, tant pis)

Béh écoute, je vais m'y mettre bientôt :) Merci pour ton commentaire, en tout cas.


Mm

LL

22-06-04 à 00:47

J'aime toujours autant. C'est surtout l'opposition entre dialogue des filles, assez actuel, spontané, et le récit, plus travaillé, mais qui garde ce côté cynique. Continue!


Re: Mm

Encagee

11-08-04 à 00:02

Laure Louuuu ^^


Bravo...

Cylia

09-08-04 à 23:28

J'ai beaucoup aimé, l'histoire, l'écriture, les personnages, pas si virtuels que ça...Bravo pour ton style et continue, j'ai hâte de connaitre la suite et les réponses à mes questions...Merci pour cet instant d'émotion que tu m'as fait vivre à travers ton récit.


Re: Bravo...

Encagee

11-08-04 à 00:02

Merci à toi :)


oldux

23-09-04 à 00:29

J'ai commencé à lire s'en pouvoir m'en décoler.

J'ai visualisé dans mon esprit et j'ai beaucoup aimé.


oldux

23-09-04 à 00:29

J'ai commencé à lire s'en pouvoir m'en décoler.

J'ai visualisé dans mon esprit et j'ai beaucoup aimé.


oldux

23-09-04 à 00:29

J'ai commencé à lire s'en pouvoir m'en décoler.

J'ai visualisé dans mon esprit et j'ai beaucoup aimé.


Re:

Encagee

23-09-04 à 12:30

M'ci :)


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