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[Histoire à suivre]

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Chapitre 3

--> Au-dessus de ces toits

 

Chapitre 3.

[Au-dessus de ces toits]

 

 

J'ai bien assez vécu, puisque dans mes douleurs
Je marche, sans trouver de bras qui me secourent,
Puisque je ris à peine aux enfants qui m'entourent,
Puisque je ne suis plus réjoui par les fleurs ;

 

-Luce, debout !

J’ouvre lentement les yeux et éponge du plat de la main mon front gorgé de sueur. Encore des cauchemars, des monstres et des cris… Ce poème d’Hugo, qui résonne sans cesse dans ma tête. Et puis ce grand oiseau qui plane au dessus des falaises…

Scarlett se tient devant moi, un grand sourire aux lèvres et sa lampe torche à la main. Le reste du box est silencieux, à l’exception de la respiration saccadée des trois autres occupantes. Je grogne sans le vouloir.

-Qu’est-ce qui se passe ?

-On va faire les greniers. Tu viens ou pas ?

Je hoche la tête à l’affirmative, tout en me frottant les yeux.

-Dépêche-toi, les filles attendent à la sortie du dortoir. On n’a pas très longtemps, la pionne fait des rondes toutes les demie heures.

-J’arrive.

Je me lève lentement, enfile mes chaussons et un pull. Il y a des cristaux de gel sur le radiateur.

-Tu as une lampe ?

-Oui, mais je n’ai plus de piles.

-T’abuses ! T’aurais pu prendre tes dispositions !

Elle sort deux petits cylindres de sa poche et me les tend.

-C’est la dernière fois, je te préviens !

-Tu les as eues où ?

-T’occupes. J’ai mes fournisseurs.

-Merci.

-On verra ça au prochain devoir de géo.

Toujours la même froideur égale… Je me demande pourquoi elle m’échange encore ces « produits de luxe » contre des devoirs. N’est-elle donc pas consciente qu’elle ne sortira jamais d’ici ? Comment peut-elle s’attacher à ses résultats scolaires puisqu’elle ne travaille pour personne ? Même pas pour elle…

Pas de débouchés, pas d’avenir, pas de métier futur. RIEN.

Nos pas résonnent trop dans le couloir désert et silencieux.

Arrivées à la sortie du dortoir, nous poussons précautionneusement la porte, après avoir ouvert la serrure à l’aide d’un couteau subtilisé à la cantine et aiguisé pendant de longues heures à l’aide de différents ustensiles... Je me glisse la première dans le vaste débarras qui se trouve là.

-Regarde si tu peux monter sur quelque chose.

Je hoche la tête et balaie du faisceau lumineux de ma lampe torche. Le rayon s’accroche sur une chaise bancale et à demi pourrie, la même que d’habitude… Ca fera l’affaire. Je monte dessus lentement, attentive au moindre bruit autour de moi. D’un coup sec, je soulève la trappe qui mène aux greniers, et la repousse sur le côté. Une odeur de renfermé atteint aussitôt mes narines. J’ai un mouvement de recul.

-Grouille-toi ! Je t’ai dit qu’on n’avait pas longtemps !

Je mets ma lampe dans ma poche, me hisse sur les bras et, au prix d’un effort douloureux, atterrit à plat ventre sur le plancher poussiéreux du grenier.

-Déplie l’échelle.

Je m’exécute sans broncher et, une minute plus tard, nous sommes cinq à nous tenir debout dans la vaste mansarde, chacune portant une lampe torche et frissonnant dans son pyjama trop fin.

-On pourrait pas allumer la lumière ? grogne une fille du nom de Claire.

-Non. Trop dangereux. Bon, on se divise, ça ira plus vite, décide Scarlett, Claire, la pile de cartons là-bas, Camille, les armoires, Audrey, ces cartons-là, Luce, là bas et moi je m’occupe de ceux-là.

Tout en parlant, elle désigne avec des gestes vagues nos postes d’affectation. Je suis juste à côté de Camille, qui retourne sans ménagement toutes les affaires qui emplissent les malles et les armoires qu’elle doit fouiller.

-Ils sont même pas foutus d’avoir une seule couverture ici, c’est monstrueux quand même !

-C’est plutôt aux filles de dernière année que tu devrais t’en prendre. Elles ont toutes les couvertures qu’elles ont trouvé depuis qu’elles sont là, seulement, va savoir ce qu’elles en font… Elles en ont à en bouffer, je te le parie.

-Mouais.

Suit un long silence. Des rats courent de temps à autre sur le parquet, mais nous n’y prêtons aucune attention. Puis je reprends, en murmurant :

-Tu te rends compte qu’au-dessus de ce toit, derrière ces murs… Il y a l’extérieur ?

-Non.

-Tu te rends pas compte qu’il suffirait de briser un de ces murs pour pouvoir sortir d’ici ?

-C’est ça. Au quinzième étage. Tu ferais quoi, tu sauterais ?

Je me mords les lèvres d’un air buté et réplique :

-Je m’en fous, je trouverais !

-Ne te fais aucune illusion, on ne sortira pas d’ici.

-On peut forcément sortir, il doit y avoir une solution.

-Et qui te dit que dehors c’est respirable… ? D’après moi… Oh !

Un tintement se fait entendre et je braque ma lampe torche sur ce que tient Camille entre ses mains. C’est un trousseau de clés rouillé à l’extrême. Elle les examine à ma lumière quelques instants, le front plissé par la concentration, avant de murmurer d’un air déçu :

-Ce n’est même pas écrit ce qu’elles ouvrent…

-Donne-les moi.

Elle se tourne vers moi, le visage menaçant. Le reflet de ma lampe donne l’impression que ses yeux sont devenus jaunes, comme ceux d’une louve.

-Rêve. C’est moi qui les ai trouvées. Ca me sera toujours utile… Cherche nous des couvertures au lieu de t’occuper de mes affaires.

J’obéis. De toute façon, je trouverai bien une solution pour lui reprendre le trousseau. Question d’habitude, dira-t-on.

De l’autre côté, un peu plus loin, Scarlett consulte sa montre et avec un soupir, nous marmonne :

-On rentre au dortoir. La pionne va bientôt passer. Demain, même heure…

Nous refaisons le même chemin en sens inverse, sauf que je sors en dernier, après avoir replié l’échelle. Mes camarades ont eu la bonté de me laisser tout l’acrobatique de l’escapade…

Audrey remet la serrure en place, nous nous disons bonsoir et rejoignons nos box chacune de notre côté.

A côté de moi, Scarlett ne dit rien et a les yeux étrangement humides.

-Luce ?

-Oui ?

-Je finirai pas comme ma sœur. Faut pas qu’on crève. Faut qu’on passe l’hiver.

Je ne réponds rien et me glisse sous mon drap.

-Luce… ?

-C’est ça. A demain.

 

A nouveau tous ces poèmes ânonnés dans le noir par une voix monocorde, lasse et amère… Ces visages inconnus mais pourtant bouffis de familiarité… Ces écharpes répétitives de quotidien…Ces incertitudes, ces doutes, ces peurs…

Et le réveil.

La sonnerie.

Les néons qui s’allument.

Scarlett tousse à en cracher ses poumons ; la nuit a été plutôt dure pour elle. Deux filles passent dans le couloir en murmurant quelque chose comme « Si elle est bâtie sur le même modèle que sa sœur… »

La nausée dès le matin.

Je déteste ça.

-Luce ?

Je jette ma couverture sur mon lit, la lisse machinalement du plat de la main et tente d’ouvrir convenablement les yeux.

-Luce ?

-Hm. Quoi ?

-Faut absolument qu’on trouve des couvertures ce soir.

-Bravo. T’es arrivée toute seule à cette conclusion-là ou… ?

Elle hausse les épaules, un peu vexée. Je demande, un peu pour meubler la conversation :

-On a tout fouillé hier ?

-Non. Il doit rester quelques endroits. Je crois que ça serait carrément plus simple de fouiller les chambres des plus vieilles, et des pions…

-Et les conséquences seraient carrément pires, aussi.

-Je croyais que tu t’en foutais ?

-Qui t’a dit ça ?

-Suffit de te voir, avec tes grands airs de « moi je m’en sortirai seule ».

-Les murs finiront par s’écrouler.

-C’est ça, quand on sera toutes crevées…

Elle sort de la chambre avec un petit rire qu’elle a, je le sais, préparé depuis le début de la conversation. Un rire artificiel, pour se donner une contenance, pour faire la femme qui a tout compris. Un rire trop plein d’intentions qui le rendent simplement neutre, ridicule et désagréable.

Je me dirige vers la salle de bain, à mon lavabo habituel. Un crayon de papier a tracé maladroitement quelques lettres sous le miroir microscopique ; une phrase qui m’accompagne depuis que je suis arrivée ici.

« Dis, quand est-ce que tu m’emmènes ? »

 

-Vous pouvez prendre vos cahiers et noter… En 1572, la nuit des massacres de la Saint Barthélémy, la Seine a pris une couleur rouge qui ne l’a quittée que quelques jours plus tard… »

Les cours de Gévignard. Toujours la même voix déprimante. Mon stock de feuilles qui s’épuise peu à peu, et les copies qui se froissent sous mon bras à demi plié…

-MONSIEUR !

La porte s’est ouverte à toute volée et une fille que je ne connais pas se tient dans l’encadrement, tremblante et affolée.

-Monsieur, répète-t-elle en tentant de reprendre son souffle.

Gévignard a la main sur le cœur. Ses lunettes sont posées de travers sur son nez, il est à moitié appuyé sur le bureau, les yeux exorbités. Il ressemble à un poisson hors de l’eau. Forcément, on l’a dérangé dans sa routine.

-Votre conduite est fort inconvenante, il me semble. Puis-je savoir ce qui…

-Elle saigne !

C’est Mathilde qui a crié. Ses yeux verts se sont écarquillés d’horreur, tandis que les miens descendent lentement vers les jambes de la blessée. Un morceau de tissu déchiré laisse apparaître un bout de sa cuisse, ou plus exactement, un morceau de chair rougissant… Une plaie béante.

La jupe plissée bleue marine de son uniforme se tache peu à peu de pourpre.

Gévignard tente de reprendre un peu de dignité, et se redresse.

-Mademoiselle, calmez-vous, tout va bien. Rhabillez-vous un peu plus convenablement et expliquez-moi la situation… Tout va bien.

-Non, tout ne va pas bien ! Vous ne comprenez rien !

Elle a un violent spasme, et tout son corps bascule vers l’avant… Puis vers l’arrière au dernier moment. Etrange. Comme une balançoire macabre…

-Vous ne com… comprenez pas. C’est… dans le patio.

Elle s’agrippe désespérément à la bordure en bois de la porte. Il a éclaté par endroits, et des échardes s’enfoncent dans ses doigts.

-Le patio ? La cour ? La cour intérieure ? Qu’est-ce qui se passe de si terrible par là bas ?

Elle relève deux yeux verts exorbités, reprend sa respiration, avant de s’affaler au sol. Mathilde et moi nous précipitons sur elle.

Elle a le regard vitreux, à demi conscient. Ma voix fait de dangereux écarts alors que je m’écrie :

-Mais qu’est-ce qui se passe ??

Elle lève son regard vers moi, a un hoquet et me murmure avec un petit sourire :

-Ah… C’est toi ? Dis… Quand est-ce que tu m’emmènes ?

Et elle s’évanouit.

Ses cheveux cendrés s’épanchent sur son chemisier blanc taché de rouge. Sa peau a une couleur étrange, un peu olivâtre… A la fois mate et pâle. Ses yeux en amande sont bordés de longs cils noirs… Mais ils sont fermés.

-Bon sang, Nomad, faites quelque chose ! Je ne sais pas moi, allez chercher l’infirmière !

-Le temps qu’elle monte les trois étages, il sera trop tard, rétorque Mathilde. On va la descendre à l’infirmerie toutes les deux.

J’acquiesce nerveusement et me saisit des jambes de l’inconnue, tandis qu’à côté de moi, Mathilde s’occupe des bras.

Il y a du sang qui ruisselle sur moi, et qui ressemble au coulis d’un fruit étrange sur ma peau blanche…

 

-Tu crois que c’est grave ?

-Ca dépend ce que tu entends par grave. C’est pas beau à voir, quoi qu’il en soit…

Le regard en biais de Mathilde, un peu inquiet.

-Ca arrive souvent ?

-Non. En général on n’a pas assez d’énergie pour blesser physiquement, quand on est ici.

-Qu’est-ce qui s’est passé exactement ?

-Comment veux-tu que je le sache ?

Alors que je prononce ces mots, les deux rangées de cils de l’évanouie se lèvent dans un même mouvement symétrique… Ses pupilles de jade se dilatent à cause de l’ampoule électrique du plafond.

-Tu vas bien ? T’as mal nulle part ?

-La… La jambe.

-Qu’est-ce qui s’est passé ? demande Mathilde.

Elle ouvre la bouche, s’apprête à dire quelque chose, mais la referme à l’entrée de l’infirmière.

-Oh ! Vous vous sentez bien mademoiselle ? C’est pas joli joli ce qu’on vous a fait là. Il va falloir changer les bandages assez régulièrement, je vous préviens, sinon ça va pourrir là-dessous…

Tout en parlant, elle désigne avec des petits mouvements de tête nerveux et répétés la blessure de la jeune fille. Pourtant, elle conserve ce même ton enjoué et rieur, comme si elle avait simplement proposé à l’une d’entre nous de venir boire un café.

-Qu’est-ce qui s’est passé ? insiste Mathilde.

Devant l’hésitation de l’autre, l’infirmière soupire et, sans un mot, sort de la pièce. Nous nous penchons sur la blessée. Le mouvement de ses lèvres écorchées est lent et saccadé, et ses yeux se tournent de tous les côtés comme si elle cherchait quelque chose.

-J’étais dans le patio, en train de réviser un cours… Y’a une fille qui s’est approchée de moi, une plus jeune, et qui m’a dit « T’es bien en dernière année, toi ? ». J’ai dit oui, elle a appelé ses copines en hurlant quelque chose à propos de couvertures dans ma chambre. Je n’ai pas tout compris, j’ai répondu que non, et elles me sont toutes tombées dessus. D’autres sont arrivées pour me défendre, et ça a dégénéré.

-C’est tout ?

-C’est tout.

Mathilde soupire, décroise ses jambes et murmure poliment :

-Je ne te crois pas. Tu as dû omettre un détail ou deux. On ne fait pas ce genre de blessure à coups de poings.

-Je n’ai rien à cacher.

-Tu as le droit d’avoir peur des représailles.

-J’ai tout dit.

Je n’y crois pas vraiment. Ses yeux se détournent lorsqu’ils croisent les miens. Elle est belle…

-Comment vous vous appelez toutes les deux ?

-Mathilde Deschamps, et elle c’est Luce Nomad.

-Nomad… C’est toi qui a fait pleurer Gévignard, n’est-ce pas ?

Je regarde ailleurs. C’est drôle la réputation qui peut se fonder sur un seul acte. C’est moi que beaucoup se seraient attendus à voir dans l’affrontement de tout à l’heure, j’en suis intimement persuadée… Seulement je n’en viens pas aux mains. Elles sont trop sèches, j’ai l’impression que mes doigts se briseraient au moindre coup que je porterais.

Elle me fixe toujours de ses yeux trop verts, mais je sens très bien qu’elle n’attend pas de réponse, elle a déjà la certitude de ce qu’elle avance.

-Je m’appelle Tiphaine Moreau.

Mathilde hoche la tête et demande sans préambule, avec son éternel sourire doux :

-Tu as vraiment des couvertures dans ta chambre ?

Elle hésite, je le lis dans ses yeux. Elle se dit que nous sommes simplement des étrangères, sous nos airs bienveillants. Elle se dit qu’elle aimerait nous répondre, tout nous dire, et ne pas avoir à cacher ses pensées.

« Tempête sous un crâne » aurait écrit Victor Hugo.

-C’est pas grave, je murmure très bas, je comprends. C’est pas grave. Repose toi.

Mathilde et moi sortons lentement de l’infirmerie. Sur les murs, la peinture crème se décolle peu à peu en lambeaux rigides. Il y a un peu de poussière qui s’accroche à mes chaussures trop bien cirées.

 

-Qu’est-ce que tu en penses ?

-Qu’est-ce que je pense de quoi ?

Mathilde a dans les cheveux des reflets de soleil qui donnent encore plus l’impression que sa crinière est en train de prendre feu. Ses yeux verts semblent légèrement teintés de reproches alors qu’elle me répond :

-De ça. De Tiphaine. Des couvertures. De ce qui s’est passé.

Je réponds comme une machine, avec des phrases saccadées, tandis que je marche lentement :

-C’est pas une question. Je pense que… Qu’il y a du vrai, forcément. Et du non-dit.

-Pas du faux ?

-Pas du faux.

Elle me dévisage sans comprendre.

-Tu sais, c’est comme ça ici. Y’a des non dits, beaucoup… Mais y’a pas de faux. Il faut le temps pour que les langues se délient. Elles se délieront sûrement. Y’a pas de faux.

-Et quand tu dis qu’on sortira ?

Je marche un peu plus vite, et mes chaussures claquent trop sur le carrelage fissuré.

-Luce ! Et quand tu dis qu’on sortira ? crie-t-elle comme si je ne l’avais pas entendue.

La distance entre nous se creuse. Je ne veux pas répondre, et je veux à tout pris continuer à croire.

-Luce, y’a encore des non-dits cette fois ?

 

Bien entendu qu’il y a la douleur, bien entendu qu’il y a le sacrifice, bien entendu qu’il y a le temps. Mais je sortirai.

Pourvu qu’on me laisse arracher à coups de dents ce petit lambeau d’éternité et d’évasion…

Bien entendu qu’il y a des non-dits.

Il y a toujours des non-dits.

 

En 1572, la nuit des massacres de la Saint Barthélémy, la Seine a pris une couleur rouge…

Ecrit par Encagee, le Mardi 1 Juin 2004, 17:17 dans la rubrique "Derrière les barreaux".

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