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[Histoire à suivre]

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Chapitre 2

--> Dans ce monde de peut-être

 

 

Chapitre 2.

[Dans ce monde de peut-être]

 

 

Premier soir de Mathilde ici et, étrangement, je m’inquiète. Les filles du dortoir ne l’ont même pas remarquée, ombre furtive se mouvant silencieusement entre les différents box.

Elle, elle parvient même à garder le sourire en me demandant le chemin pour la salle de bain, ou les cours de français du début de l’année. Je suis passée devant sa chambre, tout à l’heure... Elle a tourné la tête vers moi, elle était à son bureau et, encore une fois, elle m’a souri. Je n’ai pas su quoi répondre, alors j’ai fermé la porte, doucement, précautionneusement.

Je n’ai plus l’habitude des signes d’affection, et je ne sais plus comment y répondre… Une bête sauvage, abrutie de haine…Et dire que je ne parviens même pas à avoir honte.

Mais même si je ne l’avoue qu’à demi-mot, je ne comprends pas pourquoi personne ne l’a regardée quand elle est arrivée dans le dortoir. Pourquoi personne ne s’est aperçu qu’ici bas, elle seule bouillonne de vie, qu’elle seule trouve la force de sourire et de penser que demain existe encore…

C’est souvent tellement difficile de savoir si les gens ne voient pas ou s’ils font seulement semblant pour ne pas se brûler les yeux… Finalement, je suis certainement beaucoup plus vulnérable qu’on tend à le penser ; Je me suis laissée aveugler par sa lumière…

Elle a dit qu’elle m’apprendrait à vivre. Je crois qu’elle va surtout perdre son temps. Elle s’apercevra au fur et à mesure qu’il n’est pas si précieux… Mais elle a accepté de m’aider et c’est tout ce qui compte. Il me reste maintenant à voir si ces mots comptaient autant pour elle que pour moi. Peut-elle connaître la douleur qui m’a envahie alors que j’essayais de les lui dire, de quémander ce je-ne-sais-quoi dont l’absence m’empêchait tout rêve d’absolu ? Peut-elle savoir le doute ? Peut-elle savoir la peur ? Peut-elle savoir la non-vie ?

Peut-être apprendra-t-elle à connaître les autres filles qui sont ici. Peut-être reconnaîtra-t-elle en elles tout ce que je n’ai pas la chance de posséder. Toute cette force maîtrisée, ces sourires aseptisés, ces paillettes… Et peut-être qu’elle préférera les aider, elles, à la place de m’aider, moi.

Et qui serais-je pour l’en empêcher ? Lui dire qu’elle fait fausse route ? Personne.

Peut-être que je devrais attendre un peu, et lui en parler. Je sais déjà ce qu’elle me répondrait :

-Tu sais, ce genre de choses ne dépend pas que du regard que je porte sur les gens, mais aussi du leur…

Justement.

Comment vont réagir les autres en découvrant quelle âme se cache sous ses cheveux incandescents ? Voudront-elles également apprendre à vivre ? Ou alors tenteront-elles de la blesser jusqu’à ce qu’elle commence à leur ressembler ?

Imaginer Mathilde en mouton… L’idée même me donne la nausée.

La sonnerie de dix huit heures retentit et me vrille les oreilles. Je me demande quel instrument inhumain est capable de produire un son d’une telle laideur. Paroxysme de l’anti-mélodieux… C’est l’heure du repas. Je descends les marches au bout du dortoir, comme un pantin mécanique trop bien réglé que je suis peut-être. Mes genoux fléchissent puis se tendent machinalement, sans même que je ne les commande, sans même que je n’y réfléchisse. Quelqu’un a dû remonter une clé dans mon dos, qui me fera avancer, comme les jouets des tout petits, jusqu’à ce que la rotation cesse. Et là…

Mathilde me rejoint, de sa démarche tranquille. Dans ses poches, ses doigts se frottent les uns contre les autres afin de se réchauffer.

-Tu manges avec moi ?

-Mmh.

J’ai dit oui machinalement, comme je dis oui à toutes ces filles transparentes qui croient qu’elles existent à mes yeux, simplement parce qu’elles m’adressent la parole, et que je leur réponds parfois.

Au fond, je m’en veux un peu… Mathilde ne mérite pas vraiment ça. Seulement, c’est ainsi que les choses évoluent dans ce pensionnat sordide et hermétique ;

Que les gens méritent ou non les choses, on les leur fait subir insensiblement, parce que c’est comme ça, parce que c’est la loi… Qu’elle soit écrite, noir sur blanc, ou bien dictée par ce qu’ils nomment tous « l’humanité ». Ramassis d’inepties.

On m’a appris il y a déjà quelques années qu’il n’y avait pas de liberté sans loi. Mais cette règle ne s’applique pas ici. Il n’y a pas de liberté. Seulement des lois à n’en plus finir, à en perdre la tête, à en oublier son propre nom pour redevenir juste un numéro de la grande portée du pensionnat des Narcisses…

Mathilde remonte sur ses épaules son pull trop grand pour elle. Elle a les lèvres violettes. C’est joli, on dirait du maquillage…

-Ils mettent jamais de chauffage, ici ? Ca caille !

-Ils attendent la première morte.

Elle me dévisage, sans savoir si elle doit éclater de rire ou plaquer ses mains contre sa bouche en signe d’effroi. C’est vrai que les non-habitués sont souvent choqués par ce genre de conventions ; peut-être qu’il y a de quoi… Je ne sais pas, à vrai dire, je ne suis plus vraiment en mesure de juger ce qui est normal ou non.

Seulement, le fait est là, par soucis d’économie, on n’enclenche pas le chauffage avant que le froid n’ait emporté une victime. Depuis que je suis ici, ça a toujours fonctionné comme ça.

L’année dernière, c’était Scarlett, la sœur d’une de mes compagnes de chambre, qui a été atteinte d’une grippe carabinée. Il paraît qu’on a fait appeler le médecin, et qu’il n’a pas réussi à la soigner. Moi je n’y crois pas, ils le savent. Je suis la seule à l’avoir crié haut et fort.

Je m’en souviens, oui... C’était pendant l’appel. Le pion a appelé Scarlett, puis, après le rituel « Paix à elle », il a expliqué sur un ton d’excuse : « Elle a succombé malgré l’acharnement du docteur… »

Sa sœur a éclaté en sanglots, sans pour autant protester.

Seulement moi, j’ai protesté. J’ai dit haut ce que tout le monde pensait tout bas :

-Je ne vous crois pas. Le médecin n’a rien fait d’autre que constater le décès. Aucun effort n’a été fait pour la garder en vie. Vous êtes un menteur.

S’en est suivit un long silence… Puis sur un ton glacial :

« Nomad… »

Et bien sûr, après, j’ai eu droit à une semaine en chambre capitonnée.

 

La cellule quarante, comme ils l’appelaient, était une pièce exiguë, très haute de plafond, et aux murs recouverts de coussins beiges. Sans fenêtres, bien entendu.

Tout un univers étudié afin d’éviter la blessure physique pour mieux privilégier la blessure psychologique. Très représentatif de mon quotidien, en pis encore…

Il y avait une ampoule électrique qui m’éclairait sans relâche, trop haute pour que je puisse la briser, afin d’avoir enfin la paix, et le noir… Pas de caméra de surveillance, personne à insulter ni à défier. De longues traînées blanches d’ongles ayant lacéré les coussins pendant des heures et des heures, jusqu’à l’épuisement…De la moquette couleur crème en guise de sol, puisque dans un parquet, avec un peu de patience, on peut toujours retirer les vis, les aiguiser…et s’en aller.

Mais j’ai essayé de décoller les coussins, persuadée qu’ils cachaient forcément une issue, ou un secret… Et c’est ainsi que j’ai rencontré pour la première fois Victor Hugo. Derrière une couverture jaunie par le temps, la poussière et la moisissure, s’étalait l’ébauche d’une échappatoire.

« Les Contemplations ».

En quelques heures, j’avais fini le recueil, des larmes dans les yeux. Dans ma prison électrique molletonnée, je m’étais mise à sangloter en ânonnant tout bas les derniers vers de « Veni Vidi Vixi ».

O Seigneur !  Ouvrez-moi les portes de la nuit

Afin que je m’en aille Et que je disparaisse !

 

 

-Luce ?

Je relève la tête en sursautant. Mes pas m’ont conduit dans le self, sans même que je ne m’en rende compte. Une odeur de soupe fade flotte dans l’air, accompagnée d’un charmant fumet d’endives brûlées. Bon appétit.

-Quoi ?

-Tu n’as vraiment pas aimé Baudelaire ?

Elle tripote nerveusement sa carte de cantine. J’esquisse un mouvement afin de me mettre à l’aise, mais j’y renonce et soupire.

-Humpf.

-Si tu veux vraiment pas en parler, je te comprends, hein… murmure-t-elle sur un ton d’excuse.

-Eh bien, comprends moi. Tu connais Veni Vidi Vixi ?

Une ride se forme sur son front sous l’effet de la concentration. C’est drôle, et si le sourire n’était pas aussi douloureux à mes lèvres, il fendrait déjà mon visage.

-Hum. J’imagine que c’est du latin, non ? Je suis venu… J’ai vu… J’ai vécu ?

-Bien vu. Tu as fait du latin ?

-Un minimum… du temps où j’habitais chez ma grand-mère. Il paraît que c’est bon pour la culture et pour pas mal d’autres trucs.

-Mouais.

Je considère d’un œil inquisiteur l’assiette d’endive qui est posée en face de moi. Avec un soupir pas plus convaincu, je la pose sur mon plateau, tout en sachant pertinemment que j’y toucherai à peine, pour ne pas dire pas du tout.

-Pourquoi tu m’as posé cette question-là ?

Je la regarde sans comprendre. Sûrement l’odeur d’endives qui empêche mon cerveau de s’oxygéner correctement. J’avoue que j’ai du mal à comprendre comment on peut rendre des endives aussi infâmes. Je tente de philosopher d’une voix distraite :

-La vie est une suite de questions complexes qui s’enchevêtrent les unes dans les autres et auxquelles tu n’obtiendras pas toujours réponse…

Elle lève un sourcil surpris, il faut croire qu’elle n’est pas dupe.

-Pardon ?

-Non, je me disais simplement que les endives sentent mauvais ici.

-C’est vrai.

Nous arrivons à la fin du long couloir où nous sommes censées choisir ce que nous allons manger. Les portions contenues par les assiettes ressemblent à ces échantillons de cosmétiques, dont personne n’a voulu, et qui, comme en deuil, revêtissent des teintes fanées qui n’attireront plus jamais les ménagères…

-Ca ressemble à quoi dehors ?

La question est sortie toute seule, sans même que je ne l’aie réfléchie auparavant. Peut-être l’évocation des ménagères, des réclames trop racoleuses, des centres commerciaux bondés le samedi après-midi… Comme avant, du temps où il y avait la vie.

Maman m’emmenait parfois faire les courses avec elle, en ce temps-là…

-Je sais pas.

Sa réponse aussi a semblé sortir toute seule.

-Comment ?

-Je ne sais pas. L’appartement de ma grand-mère, en fait, c’était un studio minuscule, hermétique, trop blanc, trop propre. Et on m’a endormie « par mesure de sécurité » pendant mon trajet jusqu’ici. Il paraît qu’ils veulent éviter le choc psychologique à ceux qui ont connu le monde d’avant.

-Ils ?

-Le personnel de l’école, ceux qui viennent te chercher.

Je m’en souviens maintenant… Des hommes à l’air sympathique, même une dame qui ressemblait un peu à ma maman. Ils m’ont tous tendu la main, m’ont dit d’arrêter de pleurer et de venir avec eux… Je les ai suivis, puisque de toute façon je n’avais pas le choix. Et puis j’avais sept ans…

-Mais dans ton appartement… Il y avait bien des fenêtres, hein ?

J’ai crié un peu plus fort que je ne l’aurais voulu, les sourcils se rejoignant pour former un accent circonflexe. Mes mains se sont crispées sur mon plateau. J’ai besoin de savoir…

-Oui… Ils donnaient sur la cour intérieure de l’immeuble. Je voyais peu le ciel, il était loin, et je n’avais pas le droit de me pencher pour regarder. Mais je voyais quand même la lumière du jour. C’était déjà pas mal…

-Et… Est-ce qu’elle a changé ?

En murmurant ces mots hésitants et inquiets, je dépose mon repas sur une table, et m’assoit. Mathilde se place en face de moi et, ses yeux verts incrédules me fixant, elle répond d’une voix blanche :

-Je ne sais plus.

Elle se prend la tête entre les mains. Je n’ose pas bouger. Une peur d’agir mal m’envahit, je ne sais plus ce que je suis censée faire dans ces cas là, je ne sais plus rien de ce qu’on m’a appris. Je sais simplement que derrière ses cheveux incandescents, les larmes lui viennent.

-Ce…

-Non ! Je ne me souviens déjà plus ! Je ne veux plus en parler !

Elle secoue la tête à la négative, par trois fois, avant de relever ses yeux vers moi, et de répéter plus calmement, comme une excuse :

-Je ne sais plus. C’est comme un lavage de cerveau quand tu arrives ici. Et tu ne peux rien faire. Tu as devant toi des couloirs et des couloirs, sans fenêtres. Tu as des gens qui te bousculent sans te voir dans ces couloirs. Tu as des traces de griffes dans les murs, des appels au secours sur les tables, du sang dans les lavabos. Alors, instantanément, tu oublies tout ce qu’il y a eu de bon…

Je me tais un moment, remuant encore et encore mes endives du bout de ma fourchette, sans me décider à les manger.

-Tu ne manges pas ?

-…C’est cette violence qui te fait du mal ?

-Je crois…

La lame de mon couteau glisse sur mon bout de pain trop dur que j’essaie de couper en deux.

-Tu sais pourtant que je suis la pire, tu l’as bien vu.

-Oui mais toi au moins, tu n’as pas leur visage... Le vide absolu. Sans expression… Tu te débats pour ne pas te noyer. Eux, ils sombrent, et c’est comme un pacte convenu…

Elle hésite un temps, remuant elle aussi ses endives dans l’assiette. Elle les enroule autour de sa fourchette, comme des spaghettis.

-Et puis toi aussi… Toi, tu veux vivre. Tu comprends ?

 

Encore l’appel. Les mêmes visages quotidiens, quasi-transparents, aseptisés, unifiés encore plus à chaque couche de fond de teint supplémentaire appliquée sur la peau.

La surveillante se place face à nous, ouvre le cahier d’appel et appuie ses deux mains blêmes sur le bureau, comme si elle n’avait plus la force de tenir debout toute seule et qu’il lui fallait ce tuteur pour pouvoir encore affronter la portion de vie qui subsiste encore en elle…

La lettre D vient assez vite, et personne ne se retourne pour voir la nouvelle venue. Mathilde répond un « présente » qui semble avoir du mal à sortir.

Je ne peux pas la blâmer. Je peux seulement haïr les gens qui l’ont amenée ici, ceux qui m’y ont amenée moi, et ceux-là mêmes qui en amèneront encore… Car ça ne s’arrêtera pas. Je l’ai compris assez tôt. Les adultes s’occupant des orphelins vont vieillir, peu à peu, et mourir…

Il y aura des nouveaux, encore, qui oublieront la couleur du dehors dès que leur regard se sera posé sur les cloisons salies d’insultes, d’appels au secours et de temps perdu. Il y aura des nouveaux qui essayeront de lutter pour ne pas se noyer dans la masse, mais qui finiront par abandonner, à bout de forces. Il y aura des nouveaux, qui se relèveront la nuit pour pleurer loin des autres, pour cacher leur vulnérabilité…

Et ces noms qui défilent encore, et qui pourraient être de ceux que l’on grave sur un monument aux morts…

 

L’appel terminé, nous marchons toutes d’un même pas vers le dortoir, naturellement ordonnées, bien rangées. Il n’y a pas eu d’absentes, et on en vient à le regretter ; nous n’aurons pas de chauffage ce soir non plus. Je suis certaine qu’il va encore y avoir des expéditions interdites dans les greniers, à la recherche d’une couverture supplémentaire. On se battra becs et ongles… Peut-être qu’il y aura alors un meurtre, et du chauffage pour nous.

Ou peut-être qu’on découvrira un carton rempli de couettes, et qu’un nouveau trafic s’organisera, comme l’hiver dernier…

Pour l’instant, toutes les pensionnaires sont encore vivantes. On s’observe pourtant du coin de l’œil, chacune attendant la première qui tombera…

Et on espère.

Et rien ne vient.

Comme d’habitude.

Bien sûr, il y a bien cette fille de première année, encore plus chétive que les autres, qui passe son temps à grelotter, enveloppée dans le manteau trop fin de son uniforme… Mais d’après les aînées, elle s’en remettra, ça se voit. Elles le savent, elles ont l’habitude.

C’est souvent celles-là qui cassent tous nos espoirs. Les plus faibles, les plus fragiles, les plus mal en point… Et un matin elles se réveillent, elles sont guéries. Miraculeusement.

Longtemps, on a soupçonné les surveillants d’y être pour quelque chose. Eux ont des vêtements chauds et des couvertures à volonté. Mais ils aiment nous voir souffrir, nous provoquer jusqu’à ce que nous explosions.

Alors nous avons tout naturellement pensé qu’ils pourraient être à l’origine de ces guérisons trop subites pour être crédibles.

Mais non.

Le hasard fait tellement mal les choses…

 

Vingt heures arrivent. Nous défilons en file indienne, dans des peignoirs frappés à l’insigne des Narcisses, appelées chacune à notre tour par la voix froide de la surveillante.

-Nomad, cabine numéro trois.

Bingo. Le mur percé. Je prends l’échantillon de savon qu’elle me tend et me dirige vers la douche indiquée. Derrière moi, j’entends :

-Deschamps, cabine numéro cinq.

La porte s’ouvre et se referme à côté de moi.

-Luce ?

-Oui ?

-SILENCE DANS LES DOUCHES ! hurle la pionne hors d’elle.

Il lui en faut peu pour s’énerver, quand même. Tant pis pour elle.

-Oui ? je reprends.

La voix de Mathilde semble comme diminuée, faible et lointaine alors qu’elle me murmure, à demi couverte par le ruissellement de l’eau :

-…Il faut qu’on se casse d’ici…

Ecrit par Encagee, le Mardi 1 Juin 2004, 17:21 dans la rubrique "Derrière les barreaux".

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